En cas de conflit de juridictions, il convient de déterminer les juridictions compétentes dans l’ordre international pour résoudre un litige entre deux personnes. Le conflit de juridictions suppose que la situation juridique soit internationale, autrement dit qu’elle contienne des éléments d’extranéité ou éléments étrangers. En matière civile et commerciale, l’Union européenne a adopté des textes qui permettent de préciser cette compétence internationale. La Convention de Bruxelles de 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale a été suivie d’un premier règlement, le Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, lui-même abrogé par le règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 2012, L 351, p. 1).
La mise en œuvre de ce règlement suppose que la situation juridique en litige corresponde à son champ d’application. L’examen de ce champ d’application doit conduire à vérifier si le texte est applicable dans le temps à la situation, s’il est applicable dans l’espace (notamment s’il est applicable dans un Etat donné ou encore si des conventions internationales ne prévalent pas sur ce texte) et enfin si la situation entre le champ d’application matériel du texte. Comme l’indique l’intitulé du règlement, celui-ci est applicable en matière civile et commerciale. Plus précisément, son article 1 paragraphe 1 dispose :« Le présent règlement s’applique en matière civile et commerciale et quelle que soit la nature de la juridiction. Il ne s’applique notamment ni aux matières fiscales, douanières ou administratives, ni à la responsabilité de l’État pour des actes ou des omissions commis dans l’exercice de la puissance publique (acta jure imperii). »
Cette détermination n’est pas toujours évidente. L’arrêt rendu par la Cour de Justice de l’Union européenne le 22 décembre 2022 (CJUE, 22 décembre 2022, Eurelec Trading SCRL, Scabel SA contre Ministre de l’Économie et des Finances, en présence de : Groupement d’achat des centres Édouard Leclerc, Association des centres distributeurs Édouard Leclerc (ACDLEC) (GALEC), C-98/22) concernait une société Eurelec (une centrale de négociation des prix et d’achats belge fondée par le groupe E. Leclerc et le groupe Rewe, des coopératives de commerçants de droit français et de droit allemand) et une société Scabel, société de droit belge, exerçant un rôle d’intermédiaire entre Eurelec et les centrales d’achat régionales françaises et portugaises de la société Leclerc et assurant un rôle de prestataire de services administratifs et techniques pour Eurelec.
Le ministre de l’Économie et des Finances français avait mené une enquête sur des pratiques possiblement restrictives de concurrence mises en œuvre en Belgique par Eurelec à l’égard de fournisseurs établis en France. L’enquête avait fait apparaître que la société Eurelec contraignait les fournisseurs à accepter des baisses de prix sans contrepartie, en violation du code de commerce français, en imposant à ceux-ci l’application de la loi belge aux contrats conclus, afin de contourner la loi française.
C’est pourquoi le ministre de l’Économie et des Finances a, sur le fondement de l’article L 442-6 du code de commerce, assigné les sociétés Eurelec et Scabel, le Groupement d’achat des centres Édouard Leclerc (GALEC) et l’Association des centres distributeurs Édouard Leclerc (ACDLEC),devant le tribunal de commerce de Paris (France), aux fins que celui-ci constate que ces pratiques soumettaient leurs partenaires commerciaux à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, enjoigne à ces sociétés de cesser lesdites pratiques et condamne lesdites sociétés, entre autres, à une amende civile. L’article L 442-6 de ce code, qui figure sous ce titre IV, disposait au moment de l’introduction de l’instance : « I. Engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé par le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers :
[…]
2° De soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ;
[…]
III. L’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne justifiant d’un intérêt, par le ministère public, par le ministre chargé de l’économie ou par le président de l’Autorité de concurrence lorsque ce dernier constate, à l’occasion des affaires qui relèvent de sa compétence, une pratique mentionnée au présent article. »
Les sociétés Eurelec et Scabel ont soulevé une exception d’incompétence des juridictions françaises pour connaître de l’action introduite par le ministre de l’Économie et des Finances en se fondant sur le règlement n° 1215/2012. Le Tribunal de commerce de Paris l’a rejetée. Devant la Cour d’appel de Paris, ces sociétés ont prétendu que l’action intentée par le ministre de l’Économie et des Finances ne relevait pas de la « matière civile et commerciale », au sens du règlement no 1215/2012. De son côté, le ministre de l’Économie et des Finances avançait l’idée que l’objet de l’action introduite étant de défendre l’ordre public économique français, la connaissance de celle-ci devait être réservée au juge français.
La Cour d’appel de Paris a décidé de poser à titre préjudiciel la question suivante à la Cour de Justice de l’Union européenne : « La matière “civile et commerciale” définie à l’article 1er, paragraphe 1, du [règlement no 1215/2012] doit-elle être interprétée comme intégrant dans son champ d’application l’action – et la décision judiciaire rendue à son issue – i) intentée par le [ministre de l’Économie et des Finances] sur le fondement de l’article [L 442-6, I, 2°, du code de commerce] à l’encontre d’une société belge, ii) visant à faire constater et cesser des pratiques restrictives de concurrence et à voir condamner l’auteur allégué de ces pratiques à une amende civile, iii) sur la base d’éléments de preuve obtenus au moyen de ses pouvoirs d’enquête spécifiques ? ».
La Cour de justice a repris cette question en ces termes : « la juridiction de renvoi souhaite savoir, en substance, si l’article 1er, paragraphe 1, du règlement no 1215/2012 doit être interprété en ce sens que la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, inclut l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’enquête ou des pouvoirs d’agir en justice exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers. »
Selon la Cour : « L’article 1er, paragraphe 1, du règlement (UE) no 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil, du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale,
doit être interprété en ce sens que :
la notion de « matière civile et commerciale », au sens de cette disposition, n’inclut pas l’action d’une autorité publique d’un État membre contre des sociétés établies dans un autre État membre aux fins de faire reconnaître, sanctionner et cesser des pratiques restrictives de concurrence à l’égard de fournisseurs établis dans le premier État membre, lorsque cette autorité publique exerce des pouvoirs d’agir en justice ou des pouvoirs d’enquête exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers. »
Certes, il n’est pas exclu que des litiges opposant une autorité publique à une personne de droit privé puissent relever du champ d’application du règlement no 1215/2012. En revanche, cela ne saurait valoir lorsque l’autorité publique agit dans l’exercice de la puissance publique (arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C‑73/19, point 35 ainsi que jurisprudence citée). Dans l’arrêt Movic, la Cour avait distingué deux situations. Elle avait admis que relevait « de la notion de « matière civile et commerciale » une action opposant les autorités d’un État membre à des professionnels établis dans un autre État membre dans le cadre de laquelle ces autorités demandent, à titre principal, à ce que soit constatée l’existence d’infractions constituant des pratiques commerciales déloyales prétendument illégales et à ce que soit ordonnée la cessation de celles-ci ainsi que, à titre accessoire, à ce que soient ordonnées des mesures de publicité et à ce que soit imposée une astreinte » (CJUE, 16 juillet 2020, Movic e.a., C‑73/19, point 64). En revanche, elle avait rejeté une telle qualification dans le cas d’une demande tendant à se voir octroyer la compétence d’établir l’existence d’infractions futures par simple procès-verbal rédigé par un fonctionnaire de l’autorité publique en cause, une telle demande portant en réalité sur des pouvoirs exorbitants par rapport aux règles de droit commun applicables dans les relations entre particuliers (Ibid, point 62).
La Cour considère que les faits de l’espèce justifient l’exclusion de la qualification de matière civile et commerciale. Elle se fonde à la fois sur les pouvoirs d’enquête mais également sur l’action elle-même pour caractériser les pouvoirs exorbitants du ministre de l’économie.
Sur le premier plan, elle estime que « l’action en cause au principal, qui a pour objet la défense de l’ordre public économique français, a été introduite sur la base d’éléments de preuve obtenus dans le cadre de visites sur les lieux et de saisies de documents. Or, de tels pouvoirs d’enquête, même si leur exercice doit être préalablement autorisé par le juge, n’en demeurent pas moins exorbitants par rapport au droit commun, en particulier parce qu’ils ne peuvent être mis en œuvre par des personnes privées et parce que, conformément aux dispositions nationales pertinentes, toute personne s’opposant à l’exercice de telles mesures encourt une peine d’emprisonnement ainsi qu’une amende de 300 000 euros. »
Sur le second plan, elle juge que « l’action en cause au principal se distingue de celle en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a. (C‑73/19, EU:C:2020:568), dès lors que, dans cette affaire, les autorités publiques compétentes demandaient, contre des sociétés auxquelles des infractions de nature commerciale étaient reprochées non pas le prononcé d’une amende, mais seulement la délivrance d’une injonction de cessation desdites infractions, faculté dont disposaient également les personnes intéressées et les associations de protection des consommateurs (voir, en ce sens, arrêt du 16 juillet 2020, Movic e.a., C‑73/19, EU:C:2020:568, point 48).(voir points n° 27 et 28). »